Au coeur du vieux Marseille
C'est le quartier le plus ancien de la ville, là où, voilà vingt-six siècles, les Phocéens érigèrent des temples à la gloire d'Artémis... C'est aussi un dédale charmant et intrigant, haut lieu de l'idée de résistance. Il faut des clés imaginaires et l'esprit libertaire pour y pénétrer. Explorons les passages...
Bien sûr, il y en a plusieurs de ces passages extraordinaires, de ces défilés urbains qui mènent on ne sait où et qui propulsent le promeneur dans des mondes inconnus.
Mais il existe, entre le Vieux-Port de Marseille et les quais de la Joliette, un endroit vraiment très à part par lequel on entre ébouriffé dans le vent, le soleil et les relents d'odeurs du large, non loin du sommet du plus beau des dédales marseillais ; celui qu'on appelle le quartier du Panier. Ce cheminement clair-obscur tire abruptement du bruyant chronomètre urbain et boute le curieux hors du temps moderne, pour l'installer en un éclair sur une autre planète, faite de langueurs architecturales et d'échanges de bruits, de rencontres bizarres et de croisements de senteurs de cuisines.Vaste corridor ascensionnel, sentier en escaliers, entre et sous les immeubles érigés durant l'Empire, par la volonté acharnée de Napoléon III qui fit ouvrir cette grande brèche devenue rue de la République et confia l'imagination d'un gigantesque chantier à l'architecte Haussman. Nous voilà donc au passage de Lorette, à peine plus haut à main gauche de la place Sadi-Carnot.
Fierté rebelle
Lorette croise gaillardement deux rangées d'immeubles "hausmaniens" séparés par une ruelle en cul-de-sac qui rappelle les temps anciens où la vie artisanale prédominait. Il en reste quelques devantures en bois qui,le soir, se refermaient sur l'activité de corps de métiers disparus : selliers, chausseurs, menuisiers, ébénistes, tisserands, fabricants de voiles.Ancêtres des parkings, il y avait même des écuries dans les parages et quelque maréchal ferrant qui exerçait non loin. C'est là, au croisement de l'impasse, que démarre cette belle aventure. Trente-six marches étagées en trois paliers...Voilà ce qu'il faut gravir pour enfin pénétrer vraiment dans le Panier. À gauche, la rue Montbrion conduit aux espaces secrets qui ont longtemps fait fantasmer un Marseille petit-bourgeois redoutant ces hauteurs où l'on ne discernait que des clans, des bandes organisées, alors que régnait une indispensable solidarité entre les habitants ouvriers, dockers ou petites-mains,corses pour beaucoup.Une complicité qui irrita tellement l'envahisseur nazi, durant la seconde guerre mondiale,qu'il fit détruire les vieux quartiers situés dans la pente naturelle du Panier, tombant sur leVieux-Port et déporter leur population... Cela n'entama pas pour autant le caractère,la détermination des habitants du Panier. De cette hauteur devue, de cette fierté rebelle,les maisons semblent en porter les stigmates.
Dessiné en toile d'araignée...
Au virage de la rue Montbrion, il y a une ruelle souvent gaie qui propose une percée au coeur du quartier. C'est tentant, car il y a quelque chose d'encore curieux dans le quartier ; quelque chose de délicieusement olfactif propre à défaire l'idée selon laquelle les grandes villes enrhumées par la pollution emprisonnent l'imaginaire culinaire. Ici pourtant, ça sent la cuisine... Grasse ? Pourquoi pas... À l'aïl ? Evidemment ! Aux herbes ? La belle affaire... Orientale ? Naturellement... Corse ou provençale ? Une évidence... Asiatique ? Bien sûr ! Ce petit monde métissé vient de toutes les mers convergeant toujours vers un port. Alors, il y a le surplomb de la place Sadi-Carnot et les longs escaliers qui viennent y dégouliner. Après, au débouché d'un virage, s'imposent les arrières de l'Hôtel Dieu. On n'est pas loin de la Place desMoulins, sommet du Panier, sous laquelle s'étend une vaste citerne. Des musiques s'élèvent vers les toits, des voix tonitruantes tombent des fenêtres. On croise la montée des Esprits qui dévale côté Vieux-Port. Petite traverse, des escaliers...
De la place des Moulins part la rue des Muettes et celle des Moulins avec quelques escapades pièges vers la place de Lenche et les abords de la mairie, selon que l'on oscille vers la gauche par la Montée des Accoules, ou à droite vers la rue de L'Evêché. Un parcours poétique. Rue Beauregard et ses escaliers tout droit descendus du ciel... Rue Caisserie, à la frontière de la grande ville... Lenche et ses terrasses et son théâtre...
Et redémarrage par la rue de l'Evêché avec des images en contrechamp, telle cette vision du clocher des Accoules découpé dans le bleu du ciel. Et puis une avalanche de pistes : rue Puits Baussenque, rue du Refuge, rue des Honneurs, la petite rue Michel-Salvarelli, vers les hauts, avec en contrebas la place des Treize-Coins et puis en amont, la place des Pistoles avec la vue en point de mire sur le superbe dôme ovoïde de la chapelle de la Vieille-Charité. Au-delà, il y a la Joliette et les Docks.Mais en restant ici, dans l'intime de cet espace urbain anarchiquement dessiné, des lieux sortent du temps, tel le bar André, rue des Cordelles, où l'on commente proverbialement le quartier : “Dans ces rues, là, on sortait les chaises des maisons, l'été, jusqu'à une heure du matin, et ça parlait de tout...” Jusqu'à chanter parfois... la joie, la résistance et la liberté réinventées par-delà une misère à rire aux larmes...
Paul Teisseire